
J+M
C’est l’histoire d’une société de
Goélands qui a perdu la mer et vit sur un de ces dépotoirs qui sont le revers
de la médaille des paradis urbains. Peuplés de rats et de porcs, de chiens
errants et de toutes sortes de vermines, ils nourrissent aussi ces oiseaux-là
qui en sont apparemment fort aise.
Au
début la transition entre l’Océan et l’immense tas d’ordures fut difficile pour
les oiseaux. Certes il y avait abondance de protéines et autre rebuts
recyclables, certes il y avait là des pitances inouïes et, disons-le tout net,
savoureuses, que la mer jamais n’offrit à la gent pélagique : charognes,
hamburgers Quik halal ou non, rondelles de mortadelle périmée, délicieuses
carcasses en décomposition, passons. Le bec des oiseaux marins gardait
cependant le souvenir des saveurs sauvages façonnées par les embruns. C’est
donc lentement que l’habitude de vivre de la pêche, l’ivresse de suivre les
barques des pêcheurs en tournoyant en groupe, les ailes déployées pour épouser
le vent fut oubliée ; le confort et la chaleur du vaste dépôt firent le reste
et notre colonie y prospéra. Il y eut quelques autres désagréments connexes …
Les
ailes devenues inutiles s’atrophièrent, on s’en consola.
Les
pattes durent s’arquer et se durcir pour fouir les masses en décomposition ; on
en fit son affaire.
Les
becs aussi se durcirent et prirent un aspect crochu semblable à celui des
vautours. On en prit son parti.
Et
pour finir, il fallut aussi consentir à voir les rats dévorer la plupart des
nichées. En effet, en l’absence de falaises, les oiseaux durent apprendre à
couver à même les immondices, pour le plus grand profit des rongeurs qui les
peuplent. Il fallut aussi passer cela par pertes et profits, et même feindre
d’admettre que le contrôle de la natalité était un progrès, signe de
l’avènement de temps modernes, prospères et radieux.
Survint
un jour un grand Goéland venu de la ligne d’horizon, qui se surprit et se
désola de voir ses frères de race à cepoint diminués et enlaidis, si différents
du projet des origines pour lesquels ils avaient été créés.
Informé
de leurs coutumes, il versa tant des larmes au récit du destin des œufs dévorés
que la colonie préféra ne pas lui parler des poussins qui l’étaient aussi. A
leurs questions sur sa lignée il répondit sans hésiter, et grande fut leur
surprise quand il les informa qu’il ne venait d’aucun dépotoir mais bien de la
mer.
Et que mangeais-tu là-bas ? s’étonna-t-on.
Des poissons volants que j’attrapais en vol, leur fut-il
répondu.
L’affaire
fit grand bruit et provoqua un scandale médiatique sans précédent. Elle fut
rapportée aux anciens qui la classèrent sans suite, ne sachant comment la
traiter et espérant que le nouveau venu veuille agréer comme les autres les
délices de l’ordure.
Mais
le grand Goéland n’en fit rien. Loin d’adopter les coutumes de ses congénères,
il se mit à leur raconter la mer.
Il
faut cependant reconnaître qu’hormis quelques poussins personne ne l’écoutait.
Il invoqua la noblesse des vastes oiseaux des mers, leur fit miroiter les
récits antiques où pureté et virtuosité faisaient des soirs de tempête des
moments de pure extase dans la lumière du couchant ; les hautes falaises
pleines d’abris où nicher en toute quiétude, et même, pour porter le débat à un
niveau qui puisse être entendu des nouveaux boueux, de la saveur des sardines
et des crevettes arrachées à l’écume.
Bien peu l’entendirent.
Il
parla de les conduire lui-même à la mer.
On
lui rit au bec.
Il
proposa de les porter un à un sur son dos jusqu’au rivage.
On
ne voulut même pas en entendre parler. Pire, on commença de lui jeter des
détritus, et l’un des colons les moins aptes à voler, l’un des plus obèses le
pinça cruellement et fit couler son sang.
Il
parla encore, rapporta de la mer des poissons fraîchement pêchés, ce qui n’émut
qu’une vieille mouette déplumée qui se souvint de sa première saison sur une
île battue par les vents il y a fort longtemps, car ces oiseaux ont avec les
hommes le point commun de mesurer leur âge en décennies. Mais la colonie le
traita de sorcier et de menteur et s’il ne périt pas ce jour-là c’est qu’il
prit un essor que les autres ne purent suivre. Ils regagnèrent leur pays de
remugles avec la satisfaction du devoir accompli.
A
la consternation générale il était là le lendemain. Encore plus blanc. Encore
plus décidé à leur parler de la mer, de sa lumière, et à les prier de renoncer
aux remugles des détritus pour aller pêcher dans l’Infini.
Ils
décidèrent alors de se débarrasser définitivement de l’Importun.
Feignant
de l’écouter ils se ramassèrent en meute autour de l’Oiseau, le tuèrent et le
dépecèrent sans pitié, allant jusqu’à absorber son sang pour ne plus laisser de
trace. Cette fois on a gagné, on va enfin être tranquilles.
A
peine une poignée de juvéniles qui avaient aimé l'écouter purent-ils récupérer qui une plume, qui un brin
de duvet après l’horrible curée. Bouleversés, ils résolurent de fuir le groupe
criminel à la première occasion.
Le
lendemain, douze jeunes oiseaux blancs s’envolaient en hésitant dans la lumière
de l’aurore tandis que les bulldozers s’avançaient vers le dépotoir où dormait encore, engourdie, le reste
de la colonie .
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Autres roses du désert :
Autres roses du désert :
Psaume 91:3-4
Je dis à l'Eternel: Mon refuge et ma forteresse, Mon Dieu en qui je me confie!
Il te couvrira de ses plumes, Et tu trouveras un refuge sous ses ailes; Sa fidélité est un bouclier et une cuirasse.